Neurosciences : un bain numérique n’est pas synonyme de compétences numériques

Un bain numérique n’est pas synonyme de compétences numériques

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Le mythe d’une génération numérique experte en nouvelle technologie

Elena Pasquinelli est chercheuse en sciences cognitives et est l’autrice du livre Comment utiliser les écrans en famille : Petit guide à l’usage des parents 3.0 dans lequel elle affirme que rien ne nous dit que les enfants « du numérique » apprennent différemment des autres ou qu’ils aient des compétences informatiques plus approfondies que les générations précédentes.

Elle rappelle que l’immersion dans un monde numérique n’est pas automatiquement synonyme de compétences. Elle qualifie même de “mythe” l’idée selon laquelle les enfants et adolescents actuels seraient des “tech savvies” (= experts en nouvelle technologie) du simple fait d’un bain numérique. 

Il suffit en effet de penser au fait que les « prénumériques » (nés avant les années 2000) ont grandi dans un monde baigné d’écriture et de lecture, entourés de livres et de lecteurs. Pourtant, malgré ce bain littéraire (expression en référence au bain numérique), l’apprentissage de la lecture et de l’écriture demeurait un défi à la fois pour les enseignants et les élèves.

Les pratiques numériques complexes exigent un apprentissage spécifique 

Pour Elena Pasquinelli, les pratiques numériques complexes (faire une recherche efficace sur les moteurs de recherche, choisir et croiser des sources d’informations, faire preuve d’esprit critique sur les informations vues/ lues, savoir reconnaître les sites fiables des autres, savoir reconnaître un montage photo ou un hoax, naviguer de manière sécurisée, protéger ses données personnelles, éviter le plagiat, respecter les droits à l’image ou la propriété intellectuelle…) exigent un apprentissage spécifique.

Un usage mécanique et irréfléchi qui repose sur la simple manipulation (comme tourner les pages d’un livre sur une tablette électronique ou envoyer un message) n’a pas besoin d’apprentissage (des bébés ou même des chatons savent se servir d’une tablette de cette manière). En réalité, les tablettes et smartphones ont justement été pensés de manière à ce que la manipulation soit la plus intuitive possible.

Les enfants d’aujourd’hui – du moins ceux qui vivent dans des pays développés et « connectés » – naissent et grandissent dans un monde où les technologies numériques font partie de leur vie quotidienne. Mais cela ne signifie pas que ces enfants soient des tech-savvies (des « experts en nouvelles technologies »), anthropologiquement différents des générations prénumériques. – Elena Pasquinelli

 

Par ailleurs, Pasquinelli estime que rien ne permet d’affirmer que la nouvelle génération fait un usage particulièrement créatif des nouvelles technologies (ou du moins plus créatif que les générations de plus de 30 ans).

La supposée génération du Net n’est pas homogène et les usages des outils numériques sont aussi divers à l’intérieur d’une même génération qu’entre générations. La dite génération Z utilise les technologies de manière extrêmement diverse et variée. Les activités favorites des jeunes (jouer, acheter, écouter de la musique, accéder à des vidéos, chercher des informations…) ne sont pas toutes les mêmes à l’intérieur de cette génération, pas plus que la capacité à rechercher des informations ou à faire preuve d’esprit critique.

Elena Pasquinelli rappelle également que diverses recherches – résumées dans un rapport de la European Computer Driving Licence Foundation (2014) – indiquent que les adolescents et les jeunes adultes de la génération numérique ne font pas un usage particulièrement compétent d’Internet.

Les jeunes de la génération numérique auraient même tendance à surestimer leurs compétences numériques, notamment quand il s’agit d’évaluer des sources ou d’utiliser des critères de recherche avancés ou encore de se protéger d’éventuels actes de piratage et de plagiat sur le Web.

Selon le rapport de 2014 pré cité, « les jeunes ont tendance à surévaluer leurs propres compétences concernant ces technologies. Par exemple, 84 % des personnes interviewées déclarent avoir une “très bonne” ou une “bonne” connaissance d’Internet. Cependant, 49 % d’entre elles ont obtenu des résultats correspondant à un niveau “mauvais” ou “très mauvais”. Le plus grand écart relevé entre les compétences perçues et les capacités réelles apparaît chez les jeunes de 15 à 29 ans ».

 

Les risques liés au mythe d’une génération experte en numérique

Selon Elena Pasquinelli, décrire la nouvelle génération comme une génération « numérique », « experte » et radicalement différente de la précédente n’est pas sans conséquence.

Des adultes qui risquent de se sentir dépassés et de se désintéresser des usages numériques des jeunes.

Laisser croire aux adultes (parents et enseignants) qu’ils sont incapables de comprendre les besoins et les mécanismes d’apprentissage des enfants et adolescents d’aujourd’hui créent une coupure entre eux,  en donnant l’impression aux adultes de ne disposer d’aucun moyen pour comprendre ce qui se passe dans la tête des jeunes.

Les adultes peuvent se sentir démunis face à ces êtres supposés « anthropologiquement différents » au risque de se désintéresser des usages numériques des jeunes laissant ces derniers peu armés face à la désinformation et aux recommandations de l’intelligence artificielle qui les enferment dans un cercle fermé de sites et vidéos portant tous sur les mêmes sujets (avec des risques de donner une impression fausse de la réalité et d’alimenter des thèses complotistes, de ne pas oser parler de ce qu’ils vivent sur les réseaux sociaux…).

Une fausse impression de compétence chez les jeunes

L’autre risque majeur selon Elena Pasquinelli est celui de créer une fausse impression de compétence chez les jeunes (une “illusion de connaissance“).

Or seul le fait de « savoir que l’on ne sait pas » peut permettre de créer la motivation nécessaire à l’apprentissage de nouveaux et de meilleurs usages d’Internet et des outils numériques (tablettes, smartphones, ordinateurs..).

Garder en tête les mécanismes de l’apprentissage humain

Pasquinelli nous invite à garder en tête les mécanismes de l’apprentissage humain pour ne pas céder aux sirènes du tout numérique comme outil magique pour apprendre mieux, plus, plus vite.

L’effort, l’attention, l’application et la réflexion sur ce que l’on est en train d’apprendre constituent des aspects fondamentaux de l’apprentissage et de l’acquisition d’une expertise. Tout comme le fait de recevoir des évaluations appropriées qui nous permettent de savoir si nous sommes en train d’apprendre et à quel degré. La pratique seule ne suffit pas. – Elena Pasquinelli

Ainsi, les neurosciences peuvent nous amener à réfléchir à un environnement propice aux apprentissages des jeunes (qui peut – et même doit – inclure des outils numériques parce que ce sont les outils de la culture dans laquelle baignent les jeunes) :

  • savoir mobiliser son attention et se concentrer,
  • fournir un effort volontaire actif et pratique,
  • pratiquer et s’entraîner,
  • savoir que le cerveau se modifie et peut apprendre à tout âge, que l’intelligence n’est pas fixée à la naissance ,
  • permettre le jeu libre et auto dirigé  et du temps non structuré (sans intervention des adultes),
  • permettre la manipulation et l’utilisation des cinq sens,
  • permettre les essais-erreurs et le tâtonnement afin que les erreurs deviennent des opportunités d’apprendre ,
  • proposer des interactions riches avec d’autres humains (adultes et enfants de tout âge, sans cloisonner les jeunes selon leur date de naissance ),
  • encourager les jeunes (à différencier des récompenses et des félicitations),
  • incarner des personnes bienveillantes avec un regard de confiance dans les capacités de tous les jeunes,
  • enraciner un sentiment de sécurité chez les jeunes et offrir un cadre sans stress.

 

Pour un usage du numérique à l’école et à la maison

Elena Pasquinelli nous incite à toujours nous souvenir que, que que soit l’environnement dans lequel les  humains évoluent, les grands principes de l’apprentissage humain ne changent pas. 

Ainsi, les écrans, ordinateurs, tablettes, vidéos, chaîne YouTube ou autre classe inversée ont bien sûr toute leur place à l’école. Les enfants ont en effet besoin de jouer avec les outils de leur culture (comme les jeunes chasseurs cueilleurs jouaient avec des arcs et des flèches parce qu’ils avaient besoin d’en maîtriser l’utilisation à l’âge adulte dans le cadre de leur culture propre).

Ces outils viennent simplement s’ajouter à d’autres, comme les livres, le récit oral, l’interaction sociale, les représentations graphiques ainsi que des expériences scientifiques et des opportunités d’essais-erreurs individuelles.

Certains jeux ou certaines applications sur tablettes facilitent par exemple la répétition d’un exercice et donc la pratique d’une nouvelle compétence. D’autres (ou les mêmes) peuvent aussi fournir un retour immédiat, utile pour se corriger et progresser. D’autres encore permettent d’adapter progressivement la difficulté d’une tâche aux résultats obtenus par un étudiant et de fournir ainsi un profil personnalisé. Le point commun pour la réussite est celui de la pratique répétée et du non jugement (le jeu renvoyant simplement une information sur le caractère correct-réussite ou incorrect-échec sans jugement de valeur sur la personnalité de l’enfant/ado ou son incapacité à progresser).

Il n’existe pas de séparation nette entre natifs et non-natifs. Les premiers comme les seconds doivent faire des efforts pour en tirer le meilleur. Les compétences en matière de technologies numériques ne vont donc pas de soi : pour profiter des opportunités qu’elles offrent, il est par exemple nécessaire d’apprendre ce que signifie faire une recherche efficace. – Elena Pasquinelli

Ainsi, certains outils numériques présentent tout un ensemble d’éléments identifiés comme conditions d’un bon apprentissage. Mais ils ne semblent pas capables de remplacer une interaction sociale qui ne passe pas nécessairement par un enseignement magistral et horizontal mais aussi, et surtout, par des discussions plus ou moins formelles sur ce que les enfants/ ados ont lu ou vu, sur ce qu’ils en pensent et ce qu’ils on ressenti, sur la manière dont ils pourraient être sûrs de la véracité de ce qu’ils ont vu/lu, sur l’intérêt des adultes porté au contenu des jeux ou des contenus consommés par les jeunes sur internet, sur une proposition d’aide (sans l’imposer), sur la mise à disposition de ressources utiles pour progresser dans une maîtrise émancipatrice des outils numériques.

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Source : Comment utiliser les écrans en famille : Petit guide à l’usage des parents 3.0 de Elena Pasquinelli (éditions Odile Jacob). Disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.

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